La manière noire, pas-à-pas

Même chose que le billet précédent, il s'agit de la retranscription directe d'un second thread Twitter que j'ai consacré à expliquer et illustrer la technique de la manière noire. Comme pour l'aquatinte, il me paraissait avoir sa place ici, moyennant quelques mini-corrections.

~

Pour faire suite à mon thread qui détaillait les étapes de réalisation d'une aquatinte, en voilà un nouveau à propos d'une autre technique de taille-douce : la manière noire. C'est parti !

Alors déjà, il n'y a pas de coquille, c'est bien 'maNière' noire, pas 'matière noire'. Bref, on ne parlera pas d'astrophysique, même si on peut faire de très belles gravures à thème spatial avec la manière noire :)

On rencontre parfois aussi le terme originel italien "mezzo-tinto". C'est celui qui est employé en anglais sous la forme "mezzotint".

Pour que vous voyiez de quoi on parle, voilà des tirages de deux petites manières noires sur cuivre que j'ai réalisées l'année dernière.

Comme vous le voyez, ça n'usurpe pas son nom : c'est sombre, c'est dark, c'est noir . Cela vient du fait que dans cette technique, on travaille du noir vers le blanc.

La manière noire permet aussi d'obtenir de vrais dégradés de gris, bien veloutés, alors que c'est souvent assez difficile avec les autres techniques où on doit utiliser des hachures ou des aplats.

Elle est très employée pour des rendus photoréalistes. On n'est pas obligé de s'en servir ainsi, mais là je vais en reprendre une en visant le même rendu que celle du lierre, du coup on est en plein dedans.

Vous remarquez peut-être une espèce de "trame" dans les images. Cela fait d'ailleurs complètement bugguer mon scanner sur le lierre, car il croit que c'est un défaut de l'image et il tente de lisser ça à la truelle.

Cette trame est caractéristique des gravures en manière noire, quoique plus ou moins visible selon les choix et la technique de l'artiste. Mais reprenons au commencement :)

Dans mon thread sur l'aquatinte, j'expliquais la différence entre les techniques "indirectes", qui font intervenir des solutions chimiques pour attaquer le métal, et les techniques "directes" (ou "sèches"), où on n'emploie que des outils.

La manière noire est dans cette catégorie de techniques directes. Même si ce terme "direct" est assez ironique, parce que c'est pas simple simple…

Le principe de base est le même que toutes les techniques de taille-douce : les parties lisses de la plaque ne retiennent pas l'encre => on obtient du blanc au tirage. Les parties irrégulières la retiennent => du noir.

Sachant cela, on procède en deux étapes :

  1. On travaille la plaque pour obtenir une surface qui sortira uniformément noire.
  2. On lisse cette surface où il faut pour revenir progressivement vers le blanc, en dosant en fonction des gris voulus.

Cette première étape s'appelle le "berçage" de la plaque. Le nom provient de l'outil qu'on utilise, un "berceau", en référence à sa forme et au mouvement qu'on fait avec.

Voilà mon berceau. Il s'agit d'une espèce de lame courbée en acier munie d'un manche. De près, on voit que le bord d'attaque de la lame est fait de minuscules dents.

Avec le berceau, on imprime un mouvement pendulaire sur la plaque, en appuyant avec le bon angle et assez de force, tout en avançant.

Les petites dents du berceau vont marquer le cuivre en créant des lignes de petits trous et de minuscules barbes qui retiendront l'encre.

Vous vous dites sûrement que c'est pas grand chose ces petites marques. Et vous avez raison :) Ça se verrait tout à fait sur un tirage, mais on va pas aller loin avec juste ça. Du coup, on fait quoi ?…

Eh bien, on repasse. Et on repasse. Bien serré, méthodiquement et dans tous les sens. Plein. De. Fois. Pour les miennes, je compte une vingtaine de passages entiers.

C'est assez physique. C'est déjà long sur des petits formats (le hibou fait 10x15 cm et ça a dû me prendre 6h à bercer) et carrément interminable sur des grands, mais ça fait partie du truc.

À l'époque où la gravure était très utilisée comme moyen de reproduction d'images, il paraît qu'on réquisitionnait des pompiers désœuvrés pour bercer des plaques avec leurs gros muscles (anecdote de ma prof, non sourcée :P)

Il y a quand même une façon de se simplifier la vie pour les grands formats, en montant le berceau sur une "canne à bercer", en gros un manche qui va rendre le mouvement moins pénible. On fait rouler un axe sous la paume au lieu d'appuyer comme un dingue verticalement.

Comme tous le matos de gravure, c'est absolument hors de prix, du coup je m'en suis fabriqué une avec du bois de récup.

Les longues vis permettent normalement d'adapter des poids pour appliquer davantage de pression, mais ça j'ai pas encore trouvé comment m'en fabriquer moi-même (au pire ça se vend joopstoop.fr/fr/outils-pour…)

Enfin, comme pour la plupart des outils spécialisés, il y a tout un entretien particulier qu'on oublie souvent de mentionner. Les dents d'un berceau s'émoussent assez vite avec tous ces passages, du coup il faut régulièrement l'affûter.

Là encore, c'est tout une technique. Comme il faut garder un angle d'inclinaison constant sur la pierre malgré la courbure, on peut s'aider d'un manche à affûter, sur lequel on monte la lame. Encore un objet qu'on peut se fabriquer facilement.

À la fin du berçage, on obtient une plaque qui a cette gueule-là, et un toucher rugueux façon papier de verre. Selon les graveur⋅se⋅s, les outils et la technique, la trame sera plus ou moins visible. Les miennes sont peut-être un peu trop régulières.

À ce niveau, si on fait un tirage, on aura un magnifique noir uni sur toute la plaque, car les aspérités créées par le berceau sont suffisamment uniformes et serrées pour retenir l'encre partout.

On a fini la première étape ! Après beaucoup d'huile de coude, on a donc notre plaque bercée, prête pour le travail de gravure en lui-même. Mais avant, vu que les manières noires sont souvent des dessins fins et complexes, il peut être nécessaire de reporter un tracé.

Un des avantages de cette technique, par rapport aux autres qui partent de plaques lisses, c'est que la plaque est déjà tellement "abîmée" par le bercage qu'on ne risque pas de la rayer par inadvertance. En plus, tout accroche sur la surface rugueuse.

Du coup, pour le report, c'est facile. On peut tout à fait dessiner directement au crayon sur la plaque ou utiliser du papier carbone, ça se verra bien.

Il est enfin temps de commencer à travailler la plaque ! Je vous rappelle le principe : on fait ressortir très progressivement les zones qu'on veut claires à l'impression, en partant du noir et en récupérant les gris vers le blanc.

Pour ça, on utilise deux types d'outils. Avec comme d'habitude, des préférences selon les artistes qui privilégieront l'un ou l'autre ou même ne travailleront qu'avec un seul.

Le premier outil est le grattoir. C'est une pointe à section triangulaire, biseautée et affûtée sur les arrêtes. On s'en sert en l'inclinant plus ou moins pour racler les barbes métalliques laissées par le berçage, ce qui va réduire les irrégularités et donc aller vers le clair.

Il en existe de nombreuses tailles, mais c'est toujours le même principe. Et comme les berceaux, ça s'affûte régulièrement (mais c'est plus simple et on va pas tout détailler non plus :P).

L'autre outil, c'est le brunissoir. Il s'agit d'un outil dur et arrondi qui va permettre de lisser parfaitement la surface de la plaque en frottant. Pour les zones les plus blanches, c'est indispensable.

Là il y a beaucoup de variété. Il en existe de nombreuses formes, tailles et matières, pour travailler avec plus ou moins de précision et d'effets. Comme ici un en métal, un autre en agate et un bien gros en hématite.

Au passage vous avez pu voir quelques bouts de ma petite plaque en cours : du trèfle. Un truc délicat avec cette technique, c'est que la lumière joue des tours, et je passe mon temps à me tordre le coup ou à changer l'inclinaison de ma lampe pour voir ce que je fais.

Par contre, encore un avantage de la manière noire, c'est que c'est possible et facile à retoucher. C'est pas rare d'aller trop loin dans les blancs, auquel cas il suffit de "dé-lisser" ce qu'on a fait.

On peut carrément rebercer la plaque (il y a de tout petits berceaux pour ce genre de retouche), faire des rayures à la pointe sèche, ou bien utiliser une roulette.

Hormis les berceaux, tous ces outils (grattoir, brunissoir, roulette) ne sont pas spécifiques à la manière noire et servent aussi dans les autres techniques de taille douce. Pour des textures, des corrections, polir les biseaux, etc.

Vu qu'on parle d'outils, j'en profite pour faire de la pub à Matthieu Coulanges, qui conçoit et fabrique à la main des outils originaux dédiés à la gravure, avec de superbes manches en bois tournés.

Mention spéciale à la roulette montrée précédemment, sur laquelle on monte des fraises type dentiste. Elle a une inertie incroyable qui la rend très précise et agréable à utiliser, alors que je déteste manier les roulettes traditionnelles.

Bon, contrairement à l'aquatinte du Faucon pélerin, je ne me hasarderai pas à tenter l'impression de cette plaque aux trèfles à la maison avec la presse pas adaptée que j'ai. En plus elle n'est pas terminée (et sans tirage de test elle sera difficile à considérée comme telle).

Ça n'empêche pas d'évoquer un peu l'impression des manières noires. Globalement c'est le même procédé que les autres taille-douce (encrage, essuyage, passage sous presse sur papier humidifié), avec quelques spécificités liées à la finesse de la technique.

L'essuyage doit être bien dosé, pour conserver les contrastes forts et les dégradés veloutés qui font l'intérêt de la technique. C'est plus difficile qu'une gravure au trait où on se concentre surtout sur la propreté des blancs.

Et surtout, la manière noire reste une technique superficielle, contrairement à une eau-forte très mordue par exemple. Le cuivre gravé s'émousse donc assez vite au fil des passages sous presse. Je l'ai constaté au bout d'une trentaine de tirages du hibou.

C'est pourquoi, pour les manières noires destinées à des tirages nombreux qui doivent tous être nickels, on peut avoir recours à la technique de l'aciérage, qui permet d'augmenter la durée de vie d'une plaque en la recouvrant d'une couche d'acier par électrolyse.

Mais ça, je ne peux pas vous en parler plus car j'ai jamais essayé. Normalement on le fait faire, mais c'est quelque chose que j'aimerais bien tenter par moi-même un jour. J'ai déjà des montages à base de batterie de voiture dans la tête, on verra bien :)

Voilà, je crois que ce thread arrive à sa fin. Merci de l'avoir lu jusqu'ici ! De mon côté, je vais tâcher d'avancer au maximum ma plaque de trèfles en espérant que les circonstances me donnent l'occasion de l'imprimer dans pas trop longtemps. Au pire, j'en commence une autre :)

Annexe qui fera le lien entre mes deux threads : il est possible d'appliquer les principes de la manière noire tout en s'épargnant la phase de berçage manuel. À la place, on peut faire une aquatinte très forte de la plaque, comme pour créer un noir avec cette technique.

Cela donnera une texture rugueuse qu'on peut travailler de la même façon au grattoir/brunissoir. On parle de "fausse" manière noire, on n'a pas le même contrôle ni la même finesse, mais ça marche très bien quand même. Et fausse ou pas, celle-ci restera ma toute première manière noire !

Et ça y est, j'ai finalement fait le lien avec l'astrophysique.