5 milliards d'euros virtuels

Rarement j'aurais autant ri qu'en ce moment en écoutant ou lisant les news. Je parle bien sûr de cette histoire de fou avec la Société Générale. Avoir bossé sur les lieux du crime donne un sel tout particulier à l'affaire. J'ai travaillé là-bas, il y a 2 ans, dans l'orgueilleuse double-tour de La Défense. Le Saint des Saints pour les SSII parisiennes, qui y refourguent allègrement tous leurs jeunes diplômés aux CV avantageusement bidouillés. J'y avais donc rejoint les quelques 2000 prestataires de service (comprendre intérimaires de luxe) qui grouillent dans l'ensemble des 40 étages, et qui représentent un bon tiers de l'effectif total du siège. Il y a, comme ailleurs, les jeunes premiers dont les dents rayent déjà le parquet. Les plus anciens qui se les sont cassées, ceux qui chantonnent le blues du presta. Ceux qui externalisent très bien, qui ont l'air capables de faire n'importe quel boulot sans que ça touche de manière signicative à leur moral. Moi, j'étais plutôt dans une dernière catégorie. Ceux qui craquent vite.

Je me rappellerai toujours l'entretien surréaliste avec le commercial de ma SSII, au bout de 6 mois de mission. Lui, costume Armani, gomina, eau de Cologne et sourire Email Diamant faussement paternaliste : "Allez, je t'offre le café !". Moi, appréhendant un peu les minutes suivantes mais les savourant aussi d'avance : "Je t'ai amené ma démission"... S'ensuivit une discussion étrange, comme une négociation d'embauche à l'envers, où j'ai refusé 2 ou 3 augmentations successives qu'il me proposait, car il pensait que je voulais plus de tune. Désemparé, il n'avait même pas l'air de pouvoir envisager que, quel que soit le salaire, on puisse simplement quitter un job par dégoût... L'argument pour mettre fin à cet échange fut de lui déclarer que j'étais "dangereux" pour le client. Car même si je n'aurais jamais rien fait de mal volontairement, je n'étais pas à l'abri d'un bug ou d'une connerie, mais que je n'en avais strictement rien à cirer si, par ma faute, la SoGé perdait plusieurs dizaines de millions d'euros à Tokyo ou à New York en 5 minutes (situation tout à fait envisageable, vu qu'après 3 mois, on m'avait refilé, à moi simple débutant, la responsabilité patate chaude du déploiement mensuel d'une appli critique sur toutes les places boursières du monde où la SoGé a un pied... ou un pouce :P ).

Plusieurs dizaines de millions d'euros. À l'époque, je pensais que j'avais mis la barre assez haut. Mais maintenant, la somme fait presque sourire. 4,9 milliards !!! Wow ! Jérôme Kerviel, tu es mon Dieu !

Ne soyons quand même pas trop naïfs. Il n'est sûrement pas innocent, mais cela sent méchamment la magouille et la mystification. Peut-être pas à ce point-là, mais on n'en est peut-être pas si loin. De toute façon, on verra bien dans les jours suivants, quand ça se décantera. Ou plutôt, on verra surtout quels bricolages les pouvoirs politiques et financiers nous sortiront pour cacher la vérité. Mais ce qui m'énerve le plus, c'est l'incrédulité bidon des spécialistes en informatique. Mais d'où ils sortent ? Ils sont payés par la SoGé pour avoir l'air de tomber des nues ou quoi ? Est-ce qu'ils ont vraiment été faire un tour dans les salles de marché, et surtout dans les codes sources des programmes utilisés par les traders ?

[Passage retiré pour l'instant sur conseil avisé, histoire d'y voir un peu plus clair]

Bref, l'informatique boursière en général (car d'après ce que je sais, c'est la même chose ailleurs), c'est juste du grand n'importe quoi. Une usine à gaz bâtie comme un grand chateau de cartes. Une créature de Frankenstein constamment rafistolée qui échappe à tout contrôle. On ne cesse de remettre en jeu les intérêts "possibles" d'une opération précédente, elle-même réalisée avec les intérêts d'une autre opération de nature différente, qui elle-même a été rendu possible par les gains réalisés auparavant etc. Le tout dans la même journée, voire dans la même heure. À la longue, cet argent finit par perdre toute existence réelle. C'est du vent. De l'argent virtuel, au sens propre du mot.

Voilà pourquoi je me marre. Et voilà pourquoi tout ceci n'a aucune importance. Voilà pourquoi il ne faut pas s'en faire pour ces 5 milliards qui ont fait pschittt. Vraisemblablement, les particuliers qui sont à la SoGé ne verront pas de grandes conséquences. Ils sont trop loin de tout ça. Personne n'est à plaindre dans cette histoire, et surtout pas la Société Générale, qui recueille juste la rançon de ses méthodes. Au pire du pire, les Français passent juste un peu plus pour des cons auprès du reste du Monde (mais bon, ça, on a l'habitude). Et au mieux, si tout ceci jette durablement le discrédit ou au moins le doute sur l'absurdité du système boursier, c'est éminemment positif.

 

P.S. : j'ai vu que M6 avait changé sa programmation pour diffuser Trader lundi soir. Ah, franchement, respect. Parce que dans le genre opportuniste, ça se pose là.